Mémoires d'outre-politique by Alain Badiou

Mémoires d'outre-politique by Alain Badiou

Auteur:Alain Badiou [Badiou, Alain]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Mémoires, WW2, Guerre d'Algérie, Communisme, Littérature française
ISBN: 9782080421098
Google: YXKzEAAAQBAJ
Éditeur: Flammarion
Publié: 2023-04-04T03:00:00+00:00


8e. La création de Paris-VIII et mon déracinement

Ce chapitre, je voudrais qu’il soit une leçon administrée par moi-même à moi-même sur un point crucial de ma philosophie de l’existence. Soit la question : « Est-ce qu’une décision de l’État, de son administration bureaucratisée, décision qui n’est pas répressive, mais dans laquelle on ne repère pas non plus un classique effet de corruption, peut changer une vie, au sens fort de l’orientation générale de cette vie, notamment au regard des procédures de vérité que sont la politique et l’amour ? »

D’un point de vue spéculatif, je serais tenté de répondre « non ». Certes, qu’une décision répressive, mettons une privation de liberté ou une assignation à résidence, puisse changer le décor empirique des engagements politiques révolutionnaires ou perturber la vie d’un couple passionné, c’est l’évidence. Mais si cet engagement ou cette passion sont réels, ce trouble se soldera par des inventions neuves dans la même ligne de conduite. Que par ailleurs la proposition d’un poste de pouvoir envié et fortement rémunéré puisse dissoudre bien des velléités oppositionnelles, on le voit tous les jours. Mais chacun sait que cette « défaillance » prouve que, depuis longtemps, l’« opposition » en question n’était qu’une forme provisoire de l’ambition et d’un goût plus ou moins secret pour les avantages du pouvoir. Sur cette question, dans ses portraits de jeunes consciences provinciales et de vieux loups du brigandage, de Rastignac, qui finira ministre, à Vautrin, qui finira préfet de police, Balzac a tout dit.

Mais voici qu’un mince épisode de ma propre vie, à le considérer de près, trouble ma conviction. Pendant l’été 1968, une décision purement administrative de l’État, que je n’avais aucunement demandée et dont du reste je ne prévoyais aucunement la possibilité, a en effet bouleversé, et ce très durablement, à vrai dire définitivement, aussi bien ma vie politique que ma vie sentimentale, sans que je puisse discerner dans cette affaire ni répression ni corruption : la décision de me nommer comme une des deux personnes qui allaient constituer le département de philosophie de la toute nouvelle université de Vincennes, ainsi appelée parce qu’elle devait s’installer dans le bois de Vincennes, à la place de bâtiments militaires de la vieille OTAN, généalogie, entre parenthèses, assez réjouissante. Cette université était une invention du ministre Edgar Faure visant à montrer que le pouvoir, malmené en mai par les étudiants, comprenait la nécessité de transformations radicales dans l’appareillage de l’enseignement supérieur et allait faire de ce nouvel établissement la vitrine d’un désir réformateur illimité.

Pour tout dire, l’affaire ne me tentait que médiocrement, moi, si bien installé dans le matelas moelleux que peut devenir une agréable ville de province dont vous êtes un petit notable, tant académique que politique. Je la sentais d’avance dévoratrice, cette université nouvelle, colonisée par de stupides gauchistes, incertaine, rendant impossibles, par son idéologie « participative », les cours magistraux dont j’étais un brillant spécialiste. Cependant, je sus très vite qui avait machiné l’affaire : nul autre que mon maître Georges Canguilhem, appelé pour cette tâche urgente par le ministère.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.